Mon premier contact avec un poulpe à anneaux bleus

Ouais, nan, reste un peu, c'est plus intéressant que ça en a l'air !

AUSTRALIEPREMIER CONTACT2016

8 min lire

   Déjà, oui, malgré son nom curieusement laconique, c’est un vrai animal qui existe réellement dans la vraie vie. Si ça avait été une blague j’aurais parlé de poulpe à dents de sabre ou quelque chose d’un peu foufou, pourtant il s’agit d’un animal aussi intéressant qu’il est mou. Le hapalochlaena maculosa n’est pas bien gros, il se cache facilement n’importe où (en bon poulpe qu’il est) et il n’arbore généralement rien de distinctif, contrairement à ce que son nom laisse penser. En fait, ses anneaux apparaissent surtout avec le stress, comme pour indiquer sa dangerosité à un potentiel prédateur. Ça lui sert d’anneaux de signalisation. Mais quand il se sent à l’aise, qu’il a bien dormi et bien mangé ou quand sa semaine de taf n’est pas trop chargée, il ressemble à un Poulpe Sans Anneaux Bleus. Plus ou moins à n’importe quel poulpe, donc.

   On sait qu’il vit dans les océans Indien et Pacifique mais la plupart de ceux qui ont été observés vivaient sur les côtes australiennes méridionales. En fait, je me suis laissé dire qu’il est un des animaux que certains plongeurs passionnés rêveraient d’apercevoir un jour tant il est rare et difficile à reconnaître. J’aurais pensé que de nager déguisé en patron-poulpe dans une veste de costume à huit manches suffirait à provoquer le stress qui ferait se révéler les fameux anneaux bleus, mais apparemment, non. En tout cas ce n’est pas comme ça que j’en ai rencontré. Car même si je ne dis pas « rencontrer » comme si on me l’avait présenté lors d’une soirée sous-marine ou à un cocktail de fruits de mer, à un moment on s’est quand même sentis assez proches: un peu trop même, quand on tient compte du fait que le venin de cette petite bête d’une quinzaine de centimètres pourrait coucher définitivement n’importe quel humain en quinze minutes (peut-être vingt pour Chuck Norris).

Photo d'un hapalochlaena maculosa à l'échelle

   J’étais en Australie quand ça s’est passé, en 2016. J’avais entamé avec mon amie Céline, baroudeuse curieuse avec qui j’avais déjà arpenté quelques milliers de kilomètres de ce pays en 2012, un road trip qui s’annonçait comme le plus long de ma vie. En distance seulement, car entre découvertes et rigolades le temps passait vite : elle et moi nous connaissions déjà largement assez pour entraîner ou suivre l’autre à la moindre idée débile à grand renfort de « au pire, qu’est-ce qu’on risque ? ». Comme par exemple celle de se rejoindre à Melbourne, au sud-est, pour faire ensemble le trajet de près de 4000 kilomètres jusqu’à Perth, au sud-ouest. Ou lors de ce même trajet d’aller plonger en plein hiver en apnée dans l’eau à -12 000°C (ressenti) du profond étang de Piccaninnie, en Australie Méridionale. Ou plus à l’ouest de dépasser les barrières d’un parking pour conduire dans le sable jusqu’à la plage et camper entre les dunes derrière les ruines de la station télégraphique d’Eucla.

   À peu près à mi-chemin entre ces deux derniers endroits, c’est avec la même spontanéité insouciante que ce jour-là, alors qu’on s’était juste arrêtés pour un café et un pipi, on s’est décidé à passer nos combinaisons et à aller ramasser en apnée quelques déchets le long de la jetée en bois qui nous tendait le bras. Cette région de l’Australie n’est pas connue pour ses spots idéals de plongée, mais pas non plus pour sa faune dangereusement venimeuse ni vorace et les jetées sont une valeur assez sûre pour qui veut voir de la vie sous-marine sans avoir à prendre un bateau. Celle de Tumby Bay, bourgade sympatoche de la Péninsule d’Eyre, en Australie Méridionale, était censée n’avoir rien de plus spécial que le fait qu’elle se trouvait juste devant nous, mais le Soleil hivernal bravouillard et notre envie de traînouiller nous ont facilement convaincus d’aller se baignadouiller se baigner.

   Notre première mission, et nous l’avions acceptée, fut d’aller chercher sous deux petits mètres d’eau le moulinet neuf qu’un pêcheur venait de faire tomber de sa canne. Grand succès ! Échauffés par la courte nage et la gratitude du maladroit ébété, c’est sous un escalier en ferraille aménagé de l’autre côté de la jetée qu’on a commencé notre nettoyage de printemps à proprement parler (oh, un jeu de mot sauvage apparaît !). C’est un exercice d’apnée motivant : plus tu restes au fond, plus tu remontes de déchets ! Et il y avait de quoi s’exercer quelques heures, voire quelques vies. Le fond était jonché d’objets de papier, de plastique, de métal, de verre, de béton, de cailloux, d’algues, de coquillages, de sable, d’eau salée… c’est bien simple, même moi je ne m’y serais pas vu y vivre.

   Il y avait de toute façon trop à faire pour nous deux ; après avoir déposé sur le ponton de quoi remplir un grand sac, on a nagé plus loin pour plonger plus profond au fur et à mesure de notre progression le long de la jetée. Une première personne nous a hélés en criant de ne pas toucher à ce que nous avions ramassé, qu’on risquait d’en mourir. Petit coup de pression, direct, mais on s’est juste dit que les locaux devaient sincèrement tenir à leurs déchets pour nous menacer de mort. Le fait que cette idée soit un peu barjo ne nous semblait pas plus discriminatoire que ça dans un pays où chaque jour, chaque endroit et chaque rencontre amène son lot d’insoliteries (parfois plus incongrues encore que ce mot). Un peu plus loin, un peu plus tard, un deuxième badaud nous apprenait que dans un des tessons de bouteille se lovait doucettement un « truc dégueu et dangereux ». On l’avait à peine remercié pour la précision des détails biologiques que quelqu’un d’autre, encore, nous appelait de ses grands bras agités en proférant de funestes incantations mystiques. Quand on s’est regardés Céline et moi on comprenait que là, soit l’humour local était d’un obscur noir foncé, soit on n’était pas loin de la boulette.

   Une fois revenus sur les planches du ponton, c’est cette dernière option qui s’est avérée : un pêcheur à la ligne et sa fille nous expliquèrent, non sans jeter de petits regards inquiets vers notre tas de détritus, qu’un poulpe à anneaux bleus s’était fait la malle un peu plus tôt en se laissant tomber par-dessus bord sans dire au-revoir. On allait quand même pouvoir en observer, ajoutèrent-ils, puisqu’un autre, au fond d’une bouteille, bullait tranquillement, petite masse gluante informe, bougeant comme on pourrait imaginer bouger un petit sac de morve. C’est peut-être une bête un peu mythique pour certains plongeurs mais c’est pas joli-joli pour autant. C’est beaucoup plus petit que ce que la peur des locaux nous laissait imaginer, ça tiendrait facilement dans n’importe laquelle de nos mains, même si on nous rappelle sans ironie que ce serait une mauvaise idée d’essayer. Drapé dans une peau élastique laiteuse et blanchâtre sur laquelle on distingue très nettement les petits cercles bleus dus au stress, par exemple, d’un déménagement brutal imposé par deux gigantesques gus sans gants.

Je ne sais pas à qui on doit cette photo mais ils n'ont pas été mordus. Ne pas reproduire chez soi cependant. Ni ailleurs. Jamais.

Avec tout ce qui avait déjà pu nous arriver à Céline et moi par le passé, le fait d’être toujours vivant était déjà une anomalie statistique mais cette fois le danger évité était assez grand pour ne pas faire les costauds. On ricanait nerveusement sur nos jambes flageolantes quand on a filmé ce qu’on a pu de ce mucus tuning avant de poliment lui indiquer le chemin de son monde, puis on s’est congratulés mutuellement de pouvoir ajouter à notre liste cette sotte péripétie. Surtout sans dégât ni blessure.

En suivant le ponton vers la plage avec le sac qu’on avait rempli de tout ce qu’on voulait jeter, on a commencé à réaliser le nombre de fois qu’on aurait pu se faire mordre et risquer l’accident grave et stupide.

Une photo qu'elle est bien belle
et qu'elle est bien pas de moi mais on peut imaginer que c'est moi sur la jetée et ce bon vieux Tony au premier plan, merci.
(auteur inconnu)

    « Cette fois JohnJohn, j’ai l’impression qu’on n’est pas passé loin !
    - C’est clair ! T’as vu comme il était bien caché ? On aurait très bien pu en mettre un dans le sac sans s’en rendre compte en fait, tiens d’ailleurs Y’EN A UN QUI SORT DU SAC ET QUI ME MONTE VERS LA MAIN, LÀ! »

    Autant dire qu’avant même d’avoir fini ma phrase j’avais lâché ledit sac et couru dix bornes en hurlant avant de m’allonger en position fœtale pour sangloter et réfléchir à la vie. Ça a été ensuite une mission commando pour inciter la bestiole à se jeter, comme sa cousine avant elle et sans la toucher directement, par-dessus le rebord avant que quelqu’un ne marche dessus. Une opération à base de négociations, de subterfuges et de petits coups de bâton au derrière (et va trouver les fesses d’un poulpe, toi !) pour finalement pouvoir aller balancer notre baluchon de déchets dans une benne, comme prévu.

    Tandis que je conduisais dans l’heure suivante ma brave Sheila, ce 4x4 intrépide qui nous emmenait vers de nouvelles aventures, Céline me lisait petit à petit tous les détails qu’elle trouvait sur internet sur ce qu’un poulpe à anneaux bleus peut provoquer par une seule, simple, petite, morsure. Puisqu’on devenait transparents à force de blêmir, la décision s’est imposée à nous de ne pas quitter la ville sans fêter le fait que nous respirions encore. On s’est arrêtés ce soir-là au liquor shop le plus proche pour se récompenser d’une bouteille avec laquelle trinquer quand nous aurions monté le camp, un fameux scotch qu’on surnomme maintenant affectueusement « le whisky de la vie ».

"Parce qu'on n'est pas vivant tous les jours"

Crédit photo de titre : Monaco Nature Encyclopedia
Crédit photo de couverture : Museum Victoria