Mon heure au Honduras

Après 24h de transports, je suis arrivé à plus de quatre cents kilomètres de là où je visais, et même pas dans le bon pays.

HONDURASDÉCOUVERTES2024

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C'est pas tous les jours que je me lève à 3 heures du matin (clairement pas !), alors j'en profite pour t'écrire une petite bafouille. Généralement quand je me lève à une heure pareille c'est soit pour aller en mer, soit pour prendre un avion. Bon, ce matin c'est un minibus mais c'est un peu l'avion d'Amérique Centrale, juste sans ailes ni accoudoirs, ni le sachet d'une demi-cacahuète à l'entrée. Je vais passer du Salvador au Honduras, un saut de puce d'une sixaine d'heures environ, qui va me faire passer du surf des vagues d’El Tunco (j’en aurais prises de bien belles, même si c’était surtout dans la tronche) à l’exploration des ruines de l’ancienne cité maya de Copán.

Pour cette nouvelle étape de mon road trip (ou rod-tripós, comme on ne dit jamais en espagnol), je m'éloigne de l'océan Pacifique et de l’autre côté de la chaîne montagneuse de la Sierra Madre m’attend ce site archéologique réputé. C'était un autre but, un genre de rêve de gosse, d'aller directement sur place pour en apprendre plus sur les civilisations toltèque, mexica, olmèque, maya, toutes celles qui faisaient des pyramides en escaliers carrés. Et comme tu le vois, j'ai beaucoup à apprendre.

Quand je monte dans le minibus, vers 4h, je suis le seul passager. On va bien s’arrêter pour choper deux ou trois autres personnes mais aucune ne se présentera au rendez-vous alors go, direction la frontière… Guatémaltèque. Le chauffeur m’explique qu’on va contourner le sud du Honduras et n’y entrer qu’au dernier moment, au niveau de Copán, où je compte justement me rendre. Je ne comprends pas bien pourquoi ce détour, il parle vite et mon cerveau décaféiné réagit lentement. Je crois qu’il évoque des raisons de sécurité mais vu qu’il double plusieurs véhicules en me regardant dans le rétro central, je me dis que c’est un concept qu’il ne maîtrise pas forcément.

Derrière les vitres et les montagnes, le soleil se lève aussi doucement qu’à son habitude et je profite du paysage entre deux assoupissements. Autour du véhicule, des couleurs pâles apparaissent un peu partout. C’est la fin de la saison sèche, les quelques rares pluies de ces derniers jours n’ont pas encore eu de gros effets sur les herbes ni les arbres et les abords des routes crient aridité. Je me fais une note mentale pour te dire que si tu te demandes à quoi ressemble le nord-ouest du Salvador, ça ressemble assez au nord du Nicaragua, en espérant que ça t’aidera.

Vers 8h, première frontière : je me souviens à peine des bureaux tellement je les ai traversés vite. Un type au guichet a fait un commentaire sur mes nombreux tampons du Nicaragua. J’y suis resté huit mois sur trois visas différents, c’est légal mais je comprends que ça attire son regard. Moi j’étais encore en veille, j’étais à deux doigts de lui demander un burrito, je ne sais plus bien ce que je lui ai répondu. Il n’a pas insisté, moi non plus. Je suis remonté dans le minibus côté Guatemala avec un nouveau tampon pour ma collec’ sur le passeport. Joli, multicolore, j’aime bien, j’ai bien fait de me lever !

On a dû rouler environ deux autres heures avant d’arriver à une autre frontière, celle qu’on visait, derrière laquelle se trouve le village de Copán et son fameux site à explorer. À nouveau, ça se présente bien : il y a trois guichets ouverts de chaque côté et je suis la seule personne à traverser à cet instant. J’obtiens mon tampon de sortie du Guatemala aussi vite qu’à l’entrée et c’est quasiment le même, ça met encore de la couleur sur mon passeport ! Mais pour entrer côté Honduras ça bloque, on me signifie que c’est non, sans que je comprenne vraiment. Enfin si, c’est facile, ça se dit « no », mais ce que je peine à comprendre c’est pourquoi.

La zone constituée du Guatemala, du Honduras, du Salvador et du Nicaragua fonctionne comme une seule entité administrative appelée C4, le C étant pour Centro-América et le 4 pour le nombre de pays. J’avais assuré un peu mes arrières en entrant au Salvador par la mer car je savais que le port de La Unión délivrait de nouveaux visas pour cette zone. C’est sur ce même visa qu’on m’avait fait traverser la frontière deux heures plus tôt et… tiens, qu’on m’avait abaissé le nombre de jours restants de 171 à 81 aussi. Mais ça, ce n’était pas le problème de la minute. Alors pourquoi ça pinaillait à cette frontière-là ? Tu veux que je te dise ? Tu veux savoir ? Oui, moi aussi. À ce qu’on m’a dit, c’est parce que « pour le Honduras c’est pareil mais pas de la même façon ».

En près de neuf mois dans le C4, j’avais entendu toute une liste de règles d’immigration, plus explosives les unes que les autres, alors j’avais essayé d’assurer le coup mais je n’étais qu’à moitié surpris que ça coince quelque part. J’ai insisté un peu, demandé à trois ou quatre autres employés présents dans les bureaux, même le chauffeur est intervenu pour essayer de comprendre, de traduire et, si j’ai bien entendu, de proposer quelques dollars en cadeau contre un accès, mais rien n’y a fait, j’ai dû rebrousser chemin jusqu’au guichet du Guatemala pour un nouveau tampon d’entrée. Avec ce flash de couleurs, ma page de passeport ressemblait un peu à un cadeau de maternelle pour la fête des mères, ça m’a amusé.

Un passeport encore plus beau qu'un collier de nouilles

Le chauffeur, lui, était bien embêté pour moi, alors je suis devenu embêté pour moi aussi et on s’est mis à chercher un plan B. Sa mission, c’était de m’amener jusqu’à la destination convenue et il m’a dit « viens, on y va vite fait, j’ai une personne à faire monter, un truc à faire et on revient ». Pour moi ça n’avait aucun sens d’y aller puisque je ne pouvais pas y rester, même pas pour voir l’ombre d’une pierre des ruines. Et puis je ne tenais pas à jouer avec la douane ; je pouvais tout aussi bien l’attendre sur place et me trouver un café glacé et un coin d’ombre où faire la sieste et envisager mes nouvelles possibilités d’étapes. Mais il a savamment argumenté que « t’inquiète, c’est bon » alors une demi-heure plus tard on déjeunait ensemble comme deux copains à Copán. Je crois qu’il a bluffé sur son impératif de récupérer quelqu’un, mais il avait bien une personne à voir. Pour lui remettre une liasse de billets, apparemment. Notablement épaisse. La liasse, pas la personne. Enfin, la personne aussi mais peu importe, ce n’était pas mon affaire et il m’a fait goûter aux baleadas, une spécialité nationale que je décrirais comme une empañada dont la galette serait plus large et plus fine, un régal !

On a effectivement retraversé la frontière (du Honduras vers le Guatemala donc) sans que je n’aie à me cacher dans le coffre ni à justifier de quoi que ce soit et on a convenu de me trouver ensemble une gare routière d’où je pourrais rejoindre Flores, au nord du pays. J’avais déjà le projet d’en faire le point de départ d’un trek dans la forêt afin de cheminer à la découverte d’autres sites mayas, ça ne me faisait que changer les dates. Ensuite, je pourrais même assez facilement aller plonger en allant au Belize plutôt qu’au Honduras. Oui, ce nouveau plan tenait la route ! Mieux que le minibus en tout cas, dont les pneus commençaient à crisser dans les virages. Manifestement, le chauffeur fatiguait un peu. Pas par manque d’expérience : à 60 ans, il conduisait depuis 52 ans, qu’il m’a dit. Après autant de temps derrière un volant, c’est beau de toujours conduire comme un enfant !

Grâce à sa gentillesse et à ses contacts, il a vite trouvé le transport qu’il me fallait. Un direct allait partir de là où nous étions : Chiquimula-Flores, je n’avais qu’à me poser la fesse et attendre d’être arrivé à destination, grand succès ! C’était un petit bus public, une vingtaine de sièges seulement, sa taille ne me semblait pas correspondre au trajet, mais après trois confirmations successives j’ai accepté que ça puisse être aussi beau que vrai et je suis retourné saluer mon chauffeur, qui venait d’accomplir sa mission. On venait de passer une dizaine d’heures à deux, sur plusieurs centaines de kilomètres, on avait déjeuné ensemble, discuté ensemble, rigolé ensemble, survécu à ses dépassements ensemble et pendant tout ça on s’était naturellement appelés hermano, pour « frère ». Lui devait avoir mon nom sur une fiche de passager mais je réalisai soudain qu’à aucun moment je ne lui avais demandé le sien. Trop tard, « bonne route, hermano », me dis-je en le voyant s’éloigner comme s’il passait à travers les motos.

En m’installant dans le petit bus, je n’ai que quelques minutes d’attente avant qu’on démarre. On est peu nombreux, j’ai une banquette double pour moi tout seul, il fait chaud mais les fenêtres s’ouvrent sans tomber, à cet instant mon cerveau vibre joyeusement, je reçois un message de mon instinct qui me dit que tout va super bien se passer. Aïe ! Je sais la confiance que je dois accorder à mon instinct : je peux généralement parier sur l’inverse de ce qu’il me dit. Une fois encore ça n’a pas raté, car au tiers du voyage on m’annonce qu’on ne va plus à Flores, on n’en prend même pas la route, on n’ira pas non plus jusqu’à la ville-étape de Rio Dulce. Il me faut descendre et me débrouiller avec une autre compagnie dont on m’indique le bureau sur le côté d’une station-service, merci, bonsoir. À celui-ci, on m’annonce que le bus suivant part dans une heure, c’est facile de tirer le meilleur de cet imprévu : j’en profite pour manger un morceau et me dégourdir les jambes. Au coucher du soleil, le ciel semble beau mais, bon, vu depuis un trottoir sale, de derrière des pompes à carburants pour poids-lourds, c’est gâché, je me dis que j’en profiterais sûrement mieux le lendemain et je retourne à mon état de veille digestive.

Quand il arrive, à 18h30, le bus de 18h ne peut prendre que dix-huit passagers supplémentaires et je suis le numéro vingt, il me faut attendre le suivant. Enfin, pas le suivant de 20h00 parce qu’il va à l’opposé. Pas non plus celui de 21h30 parce qu’il est plein, comme celui de 22h (mais je m’y attendais, mon instinct m’avait dit que celui-là était le bon). En fait, c’est dans « le suivant » de 22h30 qu’on me fait enfin monter en me confirmant que cette fois c’est vraiment un vrai direct pour de vrai, il y aura juste des pauses-pipi sur le trajet mais sinon on trace la route pendant cinq heures jusqu’à destination. Chouette !

Évidemment, ça ne s’est pas passé comme prévu. À la défense de cet employé qui affirmait que c’était « vraiment vrai pour de vrai », il pensait réellement dire la vraie vérité réelle, il ne pouvait juste pas prévoir les mille contrôles de police qu’on allait subir. Je dis mille en arrondissant un peu au-dessus, bien sûr, mais c’était stupéfiant de voir monter autant de fois des officiers (pourtant de la brigade antistupéfiants), armés et lourdement équipés, pour arpenter lentement l’allée du bus. Ça commençait à chaque fois par un contrôle d’identité de chaque passager, mais comme on n’en prenait pas de nouveaux, je voyais toujours les mêmes personnes se faire escorter à l’extérieur puis remonter après quelques minutes, jamais plus inquiets que ça. À moi, on disait seulement « ah, français » et on me rendait le passeport sans même un compliment sur ses pages colorées. J’ai essayé de comprendre ce qu’ils cherchaient au juste parce que j’ai déjà vu des gens être en possession de stupéfiants ET d’un passeport français, ça empêche pas.

Je n’ai jamais vraiment pu approcher d’une réponse. Pourtant, à une époque, je résolvais chaque semaine des enquêtes dans le Journal de Mickey, mais là, je me suis senti comme Dingo. De ce que j’ai vu, ceux qui avaient une pièce d’identité ne descendaient pas, même si c’était un bout de papier imprimé manifestement découpé à la main. De ceux qui descendaient, un type amusé remontait à chaque fois pour demander à mon voisin de siège de lui filer un billet. J’en ai déduit qu’il fallait présenter soit un quelconque justificatif d’identité, soit un billet de 100 Quetzales (environ 12 Euros en juin 2024), mais je ne sais pas si c’était le tarif d’une amende pour oubli de document ou d’une « petite contrepartie financière officieuse en soutien à la famille de l’agent en poste ».

Là où ça s’est compliqué, c’est quand je me suis aperçu qu’au moins trois personnes différentes passaient ce contrôle sans même dire un mot en montrant discrètement… une carte à jouer. L’une d’elles se contentait de montrer nonchalamment une figure sur une carte à dos rouge, je crois qu’il s’agissait d’un valet ; un autre, un peu plus proche de moi, sortait de son portefeuille un 8 de cœur à dos bleu. Aucune histoire de Mickey Détective ne m’avait préparé à ça ! Je me suis rappelé avoir dans mon portefeuille un valet et une dame, depuis les avoir trouvés sur ma moto de location au Cambodge, près d’un an auparavant. Tout ça me semblait tellement aléatoire et capillotracté que j’ai hésité à en sortir une et à la brandir comme un « moultipass », pour voir. Je ne l’ai pas fait (heureusement, parce que l’une d’elles a un dos noir, qui sait ce que ça aurait pu signifier ?). Je suis resté spectateur. Je ne sais rien de plus. Je n’ai rien compris. Si jamais tu as connaissance d’un poker d’identité ou d’une belote de narcotrafic, contacte-moi s’il-te-por-favor !

À l’arrivée on est demain et je suis encore debout à 3h du matin. Pas vraiment levé puisque je ne me suis pas encore couché, mais cette fois je descends du bus parce que je suis vraiment arrivé pour de vrai. Il me reste un dernier transport à prendre pour rejoindre le quartier des auberges de jeunesse et je dis oui au premier chauffeur de taxi qui me propose un tarif dans ma fourche d’estimation. C’est comme une fourchette de prix mais en plus large, à cause que là, pfiou, chuis trop fatigué pour négocier. La première auberge est pleine, pas de chance. La deuxième aussi mais on me laisse me reposer dans le salon en attendant qu’un lit se libère à la mi-journée. L’idée me plaît plus que de continuer à chercher, fatigué des banquettes et des trottoirs, j’accepte volontiers un morceau de nuit sur un coin de canapé !

Encore une fois, j’aurais voyagé plus longtemps et plus loin que prévu. Ce genre de choses m’arrive plus ou moins fréquemment, du fait que je base beaucoup de mon système d’organisation sur une méthode subtile de planification aléatoire. Oui, j’improvise, voilà. Je suis finalement arrivé à plus de 400 bornes de l’endroit que je visais il y a encore 24h, je ne suis même pas dans le bon pays, mais tout va bien, me dis-je alors que mes paupières se ferment et que je me laisse avaler par le dossier moelleux du sofa : je voulais explorer des sites mayas, je peux le faire dans cette région ; je voulais aller plonger dans l’Atlantique des Caraïbes, je peux le faire au Belize. Et moi qui souhaitais m’aventurer au Honduras, je n’ai pas tout-à-fait échoué puisque j’y aurai passé 62 minutes au cours d’une drôle d’aventure !