Le sourire de Johnny

Des sourires, il y en a partout. Mais des sourires comme celui du vieux Johnny du Vanuatu, ça marque une vie.

VANUATUPORTRAIT2020

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   Dans le Pacifique, c’est plein d’îles. Il y a l’Australie bien sûr, la grande, celle que tu ne peux pas rater, ni en avion, ni en bateau, ni en laissant glisser tes yeux sur une mappemonde. D'ailleurs, si tu en as une et que tu la regardes de plus près, tu trouveras, un peu à l’est, la Nouvelle-Calédonie. C’est petit, ça fait comme un trait un peu en biais. C’est de là qu’on était partis, dix bénévoles rieurs, déterminés, chargés de sacs, de coffres et d’envie de bien faire, pour une mission humanitaire indépendante. Si tu regardes un tout petit peu plus loin vers le nord, il y a le Vanuatu : c’est là où on se rendait, certains pour la première fois.

    C’est plein d’iles aussi, le Vanuatu, mais là, il te faut des bons yeux pour les voir sur une carte parce qu'elles ne sont pas très grandes ! Parmi les plus septentrionales de cet archipel, on en regroupe une douzaine (dont la moitié seulement est habitée) sous le nom d'Îles Banks. Si tu ne les vois pas, n’achète pas une nouvelle carte pour autant, à cette échelle on peut facilement les confondre avec une poussière ou une miette. Même certaines personnes du gouvernement local n’en connaissent que le nom ! Il faut dire qu'en plus, ces terres-là ne sont pas lourdes de gens. Je ne les ai pas toutes pesées mais on y voit peu de coins habités en tout cas.

   C’est par là qu’on avait prévu le plus gros de notre intervention. En partie du fait de l'isolement des tribus et de leur éloignement des soins médicaux (autres que la phytothérapie traditionnelle et les prières répétées), et en partie aussi parce que c'est là que Coline, la coordinatrice de tout le projet, avait commencé à intervenir régulièrement les années précédentes et à installer un suivi cohérent. Les objectifs étaient notamment d'apporter des compléments d'informations sur la santé en général (quels aliments industriels éviter et comment, ou quelques bases de premiers secours par exemple), d'améliorer la mobilité des personnes limitées (par l'âge, une blessure, un handicap...), et de rendre une meilleure acuité visuelle à ceux qui le souhaiteraient. Pour faire ça bien, les bagages de notre petite troupe consistaient, en gros, en quelques fringues, du matériel de premiers soins et énormément de paires de lunettes.

   Depuis notre départ de l'aéroport de Tontouta, en Nouvelle-Calédonie, on avait mis trois jours à atteindre Mota Lava, une de ces îles Banks. On avait misé sur un temps plus court mais on savait tous qu'au Vanuatu on aurait à improviser régulièrement. Le mode de vie local ne laisse pas trop de place au stress rien ne se force, tout s'improvise. Ce qu'on n'avait pas pu prévoir c'était à quel point notre timing de départ serait mauvais en partant le 15 mars 2020. Rien qu'entre le 15 et le 18, on avait déjà été freinés par deux cyclones successifs, des fonctionnaires avec beaucoup de marge d'amélioration ainsi que des modifications incessantes des différents transports à cause d'une rumeur de virus apocalyptique dans des pays lointains, apparemment. Alors quand, enfin, notre coucou s’est posé sur l'île de Mota Lava, on a tous poussé un soupir de soulagement en se disant que les choses redevenaient à peu près sous contrôle. C'était un drôle de soupir, particulièrement long, parce qu'on était soulagés de se retrouver sur les rails de notre plan initial mais soulagés aussi que le pilote ait réussi à faire se poser son petit Cesna d'une vingtaine de places avec nous dedans, la piste d'atterrissage consistant juste en une bande d'herbes moins hautes au milieu d'une longue clairière pas tout à fait plate. Peut-être aussi qu'on sentait déjà l'énergie de ces belles personnes qui s'apprêtaient à nous convoyer dans leurs pick-up. Ils étaient trois ou quatre à nous attendre au bord d'une antique cahute délabrée, à l'ombre de la ruine d'un ancien comptoir de la compagnie aérienne, seule preuve de présence humaine avec la piste tondue. Si ça se trouve, on recevait même déjà la douceur du sourire de Johnny, tout là-bas, de l'autre côté de l'île.

   On a justement pu admirer le décor et la végétation tropicale luxuriante en la traversant de part en part, assis sur nos sacs dans les bennes des véhicules et quand on est arrivés au lointain village de Nerenigman, qui allait être notre camp de base. Quelques centaines de personnes constituent la tribu du même nom, chez laquelle l'influence occidentale à été tant limitée qu'on peut presque la mesurer. Les hommes et les enfants portent des t-shirts et des shorts, souvent à l'effigie d'une équipe sportive aussi aléatoire que le Club de Bras de Fer de Sydney, ou d'une entreprise pour laquelle travaille un frère ou un cousin sur une autre île. Les femmes portent majoritairement des robes "missions", faites de tissus amples, colorés et fleuris, appelées ainsi car elle étaient imposés par les missionnaires chrétiens pour cacher ce qu'ils ne voulaient voir. Leur mission semble d'ailleurs avoir été accomplie car la plupart des bijoux consistent en une croix chrétienne autour du cou et on compte dans le village plus d'églises que de puits ou d'écoles. En longeant la grand'place, vaste espace de terre battue délimité par le dispensaire médical et quelques habitations, on voit se dérouler un jeu de ballon qui devient moins intense à mesure que les enfants s'aperçoivent de notre présence et nous observent avancer escortés par Edgar, figure politique locale, contact central dans les Banks et papa adoptif de Coline.

En entrant sur son terrain, c'est un panorama autrement stupéfiant qu'on a découvert. Il nous offrait de loger dans des cabanes en bord de plage, presque littéralement les pieds dans l'eau, et avec juste en face un îlot ressemblant à une version miniature de Mota Lava qui nous tendait ses palmiers. Ce petit bout de terre qu'on voyait, qu'on pouvait presque toucher, c'est Ra. On peut y accéder à pied en traversant à gué à marée basse... quand on a des chaussures à l'épreuve des oursins ou des pieds de fakir. Sinon, pour 10 vatus (soit moins de 0,08 euro en 2020) on diminue les risques d'acupuncture involontaire et on se fait emmener d'une plage à l'autre en pirogue : c’est ce qu’on a fait, nous, nos caisses de lunettes et nos faux airs d’aventuriers officiels.

   Ce n’est pas bien grand sur Ra, évidemment, mais il y a de quoi se balader quand même. En dehors de nos interventions sur place on prenait le temps d'errer, de respirer, de se recentrer sur ce tout petit bout du monde. Des chemins et des sentiers tracés par des pas répétés s’y entrelacent, ponctués par endroit de jolies cases aux toits faits de feuilles de sagoutier superposées et aux murs quadrillés de branches de bambou tressées. Assis devant, des Vieux nous regardent passer en souriant chaleureusement. On devine facilement ceux qui savent qui on est et ceux qui l'apprennent en nous voyant, beaucoup moins nombreux car les nouvelles vont vite dans une telle communauté d'à peine deux cents habitants. Au détour de chaque case, de chaque sentier, il y a des enfants qui courent et des anciens qui ont arrêté ; il y a ceux qui vont faire quelque chose et ceux qui s'entraînent à faire rien ; il y a les timides et ceux qui sont déjà nos amis. Il y a de la vie à toutes les vitesses. Par endroit, ça sent le feu de bois et le poisson grillé et partout ça sent la pluie fraiche et salée, celle qui fait pousser l’herbe que tu sens te masser les dessous de pieds quand tu marches. Pieds-nus évidemment, car il n'y a pas d'oursins hors de l'eau !

   Et puis, quelque part, toujours, il y a Johnny. Mon souvenir de ce passage sur Ra aura toujours la pétillance de son sourire. Il est pourtant facile de ne pas le voir, Johnny. Il n’a jamais dû être grand et il plie un peu sous le poids des années. 92 ou 95 ans, il ne sait plus, il n’a jamais vraiment compté. Ça a l’air lourd, autant de temps. On voit sa canne trembler un peu quand il se déplace, mais il est costaud et vaillant. En fait il est si beau que quand on l’a vu, on ne voit plus que lui ! Quand il rit, son petit corps tressautant donne à son dos vouté et enveloppé d'une chemise à fleurs aux couleurs fanées des allures grandioses de jovialité personnifiée. On n’a pas passé des heures ensemble, pas besoin, et de toute façon il ne tenait pas longtemps en place : il était bien trop occupé à continuer de vivre. Mais on a parlé un peu en même temps que je vérifiais sa vue. C'était laborieux, je ne connaissais que quelques mots de bislama, la langue nationale, et lui ne parlait que motlav, un dialecte dont je ne savais rien avant de poser le pied sur sa terre. Pourtant, avec un peu de patience et beaucoup de connivence, on a fait connaissance. J'ai pu comprendre qu'à Mota Lava, en face, chez ses voisins, il y allait toujours parfois, mais de moins en moins. Que la province des îles Banks, il connaissait bien. Que le Vanuatu aussi, « mais un peu », qu’il m’a dit. J’ai quand même posé la question pour la Calédonie, il m’a répondu « oui, oui, je connais très bien là-bas ! » en rigolant de sa blague, alors j’ai compris que je n’avais pas besoin de demander pour l’Australie, le Pacifique ou le reste du monde.

   Quand on a pu trouver ses corrections visuelles optimales, je suis allé lui chercher des lunettes parmi toutes celles qu'on avait apportées. En soi, j’ai seulement réussi à faire ce pour quoi j’étais là au départ, en plus c'était facile, il n'y voyait plus que d'un œil. Mais lui, il constatait que tout redevenait plus clair et... oh, il voyait les gens de loin maintenant ! Il reconnaissait même son fils Derek, dehors ! Et ses propres mains aussi, il pouvait les voir ! Ça voulait dire que ça allait être plus facile d'écrire ses histoires ! Parce qu’il écrivait avant, beaucoup ! Et il lisait, beaucoup aussi ! Haaan, il allait pouvoir lire beaucoup à nouveau aussi ! Et peut-être jouer aux cartes avec les copains à nouveau ! Je crois que pendant une poignée de secondes, on a tous les deux parlé le langage de son enthousiasme puis, quand il s'est retourné vers moi et qu'il m'a vu net pour la première fois, il s'est soudain arrêté de parler et il m'a souri des yeux, si c'est possible. Des deux, en plus.

   Et quelle chance il avait, Johnny, on lui a même trouvé des lunettes de soleil à sa vue, pour protéger son œil valide autant que pour frimer un peu !.. À chacun de ses commentaires, à nous, aux enfants, aux copains, à lui-même, il souriait encore un peu plus. Très vite, ça a débordé de son visage, ça s'est comme propagé dans l'air et ça nous a tous atteint dans la salle : on ne pouvait plus faire autrement que de sourire fort, fort, fort comme sa main serrait la mienne.

   Vers la fin du jour, au moment de plier le matériel après une journée bien remplie, je suis sorti en l'apercevant par l'encadrement d'une porte et en le voyant sautiller de rire. Je l'ai rejoint un instant, comme pour reprendre une dose de joie de vivre, comme on retrouve un copain après l'école. Et pour nous faire tirer le portrait par Coline, au passage. On s’est à nouveau fait rire mutuellement, moi en recoiffant ses trois derniers petits cheveux pour la photo, lui en scandant à qui voulait l’entendre « bien sûr que je souris ! J’ai plus de dents mais je souris » !

© Le crédit des photos de cet article revient à Coline Stagnitto
(www.colinestagnitto.com)