Petits plaisirs de la veille du premier jour de transition vers une vie un peu nouvelle

La vie c'est comme un roman : le meilleur quand on finit un chapitre, c'est de savoir que le suivant nous attend...

KANAKY-NOUVELLE-CALÉDONIEDÉCOUVERTES2018

9 min lesen

... et comme un roman : une page qui se tourne, c'est l'aventure qui continue !

Faire une bonne impression n'est pas indispensable, mais si la première est mauvaise, ce ne sera jamais parfait.

Aussi, s'il te manque une case, ça va être chaud pour faire des B.D.

Ou des magazines de mots croisés, fléchés, mêlés, passants, tard, zambique, etc...

Ou des guides d'architecture du Mozambique, justement (rapport à la case comme habitation, laule).

Et lire entre les lignes t'aidera à savoir quand t'arrêter.

Enfin, il paraît.

STOP

   Je me réveille rarement sans musique ; ce matin de décembre 2018, mon téléphone m'a spontanément proposé de débuter ma journée avec les douze minutes magiques que dure Ocean, de John Butler. Une bien belle initiative, d'autant plus satisfaisante ce matin-là que le morceau s'est achevé en même temps que mon cycle de lavage de moi-même. Porté par cette musique qui me restait en tête, je décidai de la relancer en m'installant lentement tout entier dans Bérénice (qui est ma p'tite voiture, sans cette info tout ça débutait un peu bizarrement). Et, insolite satisfaction, les douze minutes ont correspondu au temps de trajet de ce samedi matin ! De mon bungalow à Pointe-à-la-Dorade jusqu'au parking du centre Kenu-In de Dumbéa, en Nouvelle-Calédonie : tout pile, à nouveau. En arrivant au travail, pour rester dans l'élan (qui n'est pas mon p'tit animal, sans cette info cette phrase-là serait dégueu), j'ai à nouveau mis à jouer Ocean. Avec le petit espoir que ma journée ne dépasserait pas non plus ces douze minutes. Ça fait près de trois heures que j'y suis, je crois que cette fois ça a fonctionné moyen-moyen, donc !

   Pour ce poste que je m'apprête à quitter, je suis opticien dans une galerie commerciale. La fréquentation à l'approche de Noël y évolue ostensiblement : aux chariots plein de cartons de bières (la vente d'alcool s'arrête à midi les jours de week-ends, et les gens ici le savent bien !) s'ajoutent des ours en peluches géants, qui ont l'air de marcher tant ils cachent l'humain qui les porte. Et des sacs immenses tout remplis de jouets, si colorés qu'on les confondrait presque avec une robe Desigual. La galerie elle-même s'anime au gré des séances de maquillages fantaisies, du défilé des paquets qu'on emballe sur les stands autour du grand sapin décoré et des discussions légères que je ne peux qu'imaginer à la vue des visages souriants que je vois passer au travers de la vitrine.

    Puisqu’on m’a à nouveau désigné comme volontaire pour bosser le dimanche matin, ce samedi qui devait être mon dernier jour est en fait devenu l’avant-dernier. C’est, assez ironiquement, réellement avec bonne humeur que je me suis préparé à ouvrir le magasin aux clients, seul ce jour-là mais toujours au son de la bande originale de mon réveil. Bouton de volume des enceintes spécifiquement calé sur Trop fort mais au pire, qu’est-ce que je risque ?. Café brûmant tout juste servi dans ma tasse fétiche (la petite en céramique jaune à rebord vert mais dont l'anse est cassée). Dernière grille de mots-fléchés fraîchement imprimée. Je suis prêt à en finir !..

   ... Mais pas prêt pour ce que ces deux dernières journées auront de surprises pour moi : au moment d'aller ouvrir les portes, vers neuf heures, le sol s'est mis à trembler ! Les séismes sont assez rares ici et celui-ci a la particularité d'être rythmique. C'est en fait toute la Terre qui a dû ressentir l'énergie des tambours vibrants d'une troupe de danseurs et de musiciens océaniens venus présenter des Haka, cette danse tribale créée à l'origine pour impressionner l'ennemi, que l'on voit par exemple maintenant avant les matchs de rugby de l'équipe de Nouvelle-Zélande. Aussi puissants qu'imposants, que ce soit sur une pelouse de stade ou sur un carrelage d'entrée de galerie commerciale, apparemment. Les artistes que je vois sont francophones et leur accent m'aiguille vers la Mélanésie, voire un peu plus loin en Polynésie. Si mes recherches sur internet en magasin sont bien menées, ces danses auxquelles j'assiste à distance s'apparentent au Kailao de Wallis et Futuna, au Sipi tau des Tonga, au Siva tau des Samoa ou au Cibi des Fidji. Si je me base par contre sur ma maîtrise du sujet des danses-tribales-de-guerriers-océaniens-ayant-survécu-à-travers-la-colonisation-sous-une-forme-contemporaine-folklorique, je dirais que ces gens que je vois viennent d'un endroit où il y a du soleil et des choses lourdes. Si l'un d'eux me lit : revenez quand vous voulez les gars et merci pour le Haka-deau de départ, lauuule !

   Bientôt, le samedi soir et le dimanche matin s'enchaînent l'air de rien, comme une pause au cours d'une longue journée. À peine le temps de prendre l'air en ne faisant rien que me revoilà, en cette nouvelle dernière journée de travail, spectateur de la féérie d'un Noël tropical. À l'entrée du bâtiment, quelques mamies ont installé leurs bacs pour vendre quelques bouquets de fleurs de frangipaniers, d'hibiscus, ou de Bougainvilliers aux invités des repas qui se préparent. Alentour, pas de sapins et les cocotiers ne portent pas de guirlandes. L'atmosphère et la température ne donnent pas spécialement envie de regarder un film de miracle en buvant du chocolat chaud ; le froid ne se trouve que dans les boissons de la cafétéria. Pourtant, les gens me semblent plus souriants, plus légers. Sans attendre les cadeaux on s'offre déjà, ici et là, des accolades prolongées et des vœux si chaleureux qu'ils ne peuvent être que sincères.

   Les premiers clients se font attendre sans impatience de ma part et c’est plutôt l’effervescence de la galerie marchande qui m’intéresse. Les animations battent bientôt leur plein à nouveau et, ô surprise !, ce sont maintenant des cosplayers qui attirent l’attention des jeunes de tous les âges ! Une douzaine de vrais faux personnages de jeux vidéo, de dessins-animés, de films ou de bandes-dessinées passent, repassent et se promènent ce matin dans leurs fantastiques costumes, la plupart faits maison. Ici, un minuscule bambin vêtu d’un t-shirt Batman serre dans ses bras tout fins la jambe d’un Pikachu jaune électrique de deux mètres de haut ; là, une petite fille aux yeux humides d’admiration trépigne d’envie d’aller parler à Wonder Woman, la vraie de vrai évidemment, qui rapidement arrive d’elle-même ; et (suis-je le seul à l’avoir aperçu ?) le très cynique et absurde Deadpool, dans sa tenue de combat intégrale en cuir noir et rouge, robuste et virile, fait du lèche-vitrine devant la boutique de sous-vêtements féminins. Ce n’est plus un centre commercial ici en cet instant, c’est le festival du sourire !

   Quand je le dois, je réponds hâtivement aux quelques personnes qui entrent dans le magasin en me rappelant qu’à cette heure j’ai encore un travail, avant de me reposter en spectateur à l’entrée. Deux fois. Trois fois. Et puis je n’y tiens plus : puisque je suis le seul employé présent et que je n’ai pas le droit de quitter la boutique, je fais signe à un groupe de ces héros en espérant qu'un ou deux viennent me voir pour une photo. Y’a pas de raison, moi aussi chuis un enfant, hein ! À ma grande surprise c’est TOUT le groupe, photographe inclus, qui vient me demander la permission de prendre quelques clichés à l’intérieur. Je n’ai personne auprès de qui m’enquérir du droit et de l’autorisation alors je décide que puisque c’est rigolo, c’est légal et soudain c'est l’avalanche de gags. Chacun d’entre eux trouve une ânerie à faire pendant que je paie ma tournée de bonbons en les encourageant !

  

Je n’aurais pu imaginer façon plus insolite et drôle de finir cette (relativement) longue mission et je remercie encore ici ces vecteurs de bonne humeur que sont, de gauche à droite sur la photo : Deadpool (en tenue de combat), Spider-Man, Tout-petit-papa-Noël, Wonder Woman, et Zoro. Ainsi que (en train d'essayer des lunettes, ou différents bonbons, ou de passer la porte d'entrée) Pikachu, Asuna, Megumin, Deadpool (version peignoir), Raven, StarLord et enfin Rikyz Shunkan derrière l’objectif !

   Après avoir passé ces dernières heures de travail seul, je quittai l’entreprise par la petite porte en ce dimanche matin. En vrai, non : il n’y a qu’une porte et elle est de taille tout à fait respectable, même si ce qui compte c'est surtout la façon de s'en servir. Je l’ai prise de la même façon qu’à la fin de centaines d’autres journées durant ces deux dernières années, à la différence près que je n'avais pas de collègue à saluer cette fois. Ce qui était d’ailleurs pour moi un avantage non négligeable puisque, même ce jour-là, je n’ai pas eu d’au-revoir longs et gênants à formuler. Je n’aime pas ça. Qui aime ça ? Pour moi, la discrétion, c’est la facilité, et j’étais ravi de partir sans fioriture ni écran de fumée, tout droit vers ma première (demie) journée de congés.

    Mais voilà : j’ai des amis formidables et certains d’entre eux ont d’abord été mes collègues dans ce magasin d’optique. Quand j’ai tourné la tête après avoir verrouillé une dernière fois la serrure électronique de haute technologie qui se desserre un peu plus à chaque utilisation, mes yeux ont mis quelques secondes à reconstituer un puzzle dont chaque pièce présentait le visage d’une de ces belles personnes ; pourtant en les assemblant, c’est bien mon ancienne équipe qui apparaissait, attablée à la cafétéria, en face, figée un instant en une pose expressive comme sur un tableau de la renaissance. Rémy dans son short de week-end, confortablement accoudé au bord de la table carrée, cachait avec peine un sourire dans sa barbe et une pinte de Picon-bière dans sa main. Corinne, dont la robe et le parfum flottaient dans le courant d’air de la galerie, avec une innocente légèreté propre à l’étoffe de la première et à l’évanescence du second, tendait le bras pour aider à remplir un autre verre. Probablement celui de Pierrot, qui tenait le regard malicieux et satisfait du grand enfant espiègle pas encore repenti et me criait certainement au travers du brouhaha nébuleux une invitation simple et familière à ne pas les faire patienter plus longtemps avant de trinquer. L'espiègle Anne-So, tout en tenue et en retenue, finement mesurées et colorées, comme à son habitude, semblait particulièrement satisfaite et amusée devant mon regard, que j’imagine bovin, de grand flegmatique décontenancé (et encore, je me retiens). Même Emmanuel et Romain étaient là alors qu'ils n'avaient jamais travaillé avec nous. Peut-être parce qu'ils avaient dix et sept ans et qu’ils dépendaient de Pierrot et Anne-So, leurs parents, pour rentrer chez eux, mais peut-être aussi parce que chuis sympa. L’espace de cette seconde élastique, il m’a même semblé apercevoir, posée entre deux sous-verres Number One (du nom d'une bière locale) la casquette Gavroche de notre ami Mathieu, pourtant déjà parti vers son aventure australienne.

    C’était là un apéro comme on en a connu des dizaines, sans que ce ne soit jamais assez. C’était un au-revoir avant l’heure. Ou après l'heure ? Un au-revoir ponctuel, disons. Un moment passé au nom de tous les autres. Un hommage à nos discussions lentes durant les heures lancinantes de certaines de nos journées de travail ; à nos découvertes musicales et à leur partage, qui accompagnaient les cafés et les thés qu’on se préparait mutuellement ; aux grilles de mots fléchés, qu’on remplissait avec beaucoup plus d’entrain que nos dossiers de service après-vente. À l’indéfectible humour de Rémy, à l’apaisante bienveillance de Corinne, aux interminables siestes de Pierrot, à la rafraîchissante créativité d’Anne-So et à l’artistique nonchalance de Mathieu. La raison pour laquelle je ne reporte ici que si peu de leurs qualités, c’est qu’Internet n’est pas assez grand pour toutes les citer. Ce moment ensemble était de la gentillesse, du respect et de l’amour. C’était la clôture d’une aventure. C’étaient mes amis, c’était ma Cène, et c’était le plus beau des cadeaux (même si la bouteille de whisky était excellente aussi).

De gauche à droite : Pierrot, Corinne, Rémy (en noir), Romain (en vert), Anne-So, Emmanuel (en kaki) et moi (en joie).